Lettre de Margareth à Paolo, Londrina, Brésil.
Avignon, juillet 2019.
Mon cher Paolo,
J’ai accepté avec plaisir l’invitation de nos amis du Studio-Théâtre de Stains à venir partager leur séjour en Avignon durant ce festival de renommé mondiale.
Tu t’en souviens, au festival International de Londrina, leur spectacle Le jeune prince et la vérité de Jean-Claude Carrière, mis en scène par Marjorie Nakache, avait été programmé en même temps que Fragments mis en scène par Peter Brook. Nous avions participé, dans l’amphi de la faculté, à leurs différents ateliers d’expression dramatiques. Ravis de notre coopération, ils nous avaient promis de nous faire découvrir le Festival d’Avignon. Et bien promesse tenue, nous y sommes !
Le Studio-Théâtre joue à La Chapelle du verbe incarné – super nom pour un théâtre ! – leur dernière création Tous mes rêves partent de gare d’Austerlitz de Mohamed Kacimi, mise en scène par Marjorie Nakache, et, durant tout le mois de juillet, ils partagent le lieu avec des compagnies théâtrales des Outre-Mer : POM, DOM, TOM.
Que de rencontres, malgré l’incroyable désorganisation qui règne sur l’ensemble du Festival ! Aussi, nos amis stanois profitent de ce séjour pour établir des contacts avec des gens influents qu’ils n’ont pas l’occasion de croiser dans le 93, qui semble être retranché du reste du territoire comme une réserve d’indiens dans notre pays.
J’ai rencontré des artistes, j’y reviendrai, et, bien entendu, le public. Car comme il est difficile de se faire repérer parmi ces 16OO spectacles (!) j’aide mes amis à tracter dans les rues où nous avons le plaisir de dialoguer avec les gens. Dans cette ardente démarche, ils ont reçu l’aide chaleureuse de plusieurs stanois.es et de deux artistes graffeurs : Nel et Swick dont les fresques éphémères représentaient l’incroyable diversité culturelle des spectacles de La Chapelle.
Paolo, nous on aime le Carnaval. Mais, parole, ici, c’est la foire ! Je découvre que les spectacles des scènes prestigieuses, le IN, sont entièrement pris en charge par le festival. Ils ont tout à leur profit : lieux, argent, médias. Et ce tout est fait du rien des autres. Car, dans les dépendances du Palais des papes, les OFF, beaucoup plus nombreux, prennent tous les frais à leurs dépens ! Certains allant jusqu’à vendre le cheval pour acheter de l’avoine ! Ils sont les locataires d’une centaine de salles, – oui, les plus dépourvus payent pour jouer ! – et louent durant deux heures des lieux parfois scabreux et raboteux, généralement peu ou mal équipés, qui programment sept spectacles par jour. Je suis surprise par cette absence d’échange, et il me semble que ces inégalités INN/OFF annulent toute cohésion sociale.
J’apprends que le OFF a été créé en 66 à l’initiative d’André Benedetto qui voulait derrière La ligne imaginot ne pas pactiser avec le silence et contester les options élitistes du IN. Aujourd’hui, aucune éthique ni entité centrale ne le dirige. A peine y-a-t-il une structure de coordination. Tant de bonne volonté de leur part, de sacrifice, de zèle pour tenter de rentrer dans un système qui les nie ! Le plus visible est officiellement invisible. Alors, pour signaler leur présence, ils recouvrent la ville d’affiches, partout : grilles, lampadaires, panneaux… mettant la Cité en loques, l’arlequinant d’un grand manteau rapiécé par des lambeaux d’affiches lacérées par le mistral et les orages. Et alors, tu les piétines …Ou tu glisses !!!
Le centre d’Avignon est ceinturé par de hautes murailles crénelées qui le sépare du Grand Avignon, comme certaines de nos villes sont isolés des Favelas. Mais ici, comme dans une tragédie classique, les protagonistes se retrouvent tous dans le même lieu, durant le même temps, pour une même action. Entre soi. Ce que tu crois. Car, progressivement, tu la découvres, cette barrière. Je peux même dire que tu buttes dessus.
Tiens, je vais te narrer un seul fait qui dévoile la démarcation :
En tractant, je reconnais un metteur en scène qui était venu à Londrina. Je vais vers lui, il hésite et rentre dans un bar. A Londrina, il me prend dans ses bras, et, ici, il m’évite ! Je vais lui dire …Mais je n’ai pas pu entrer, je n’avais pas la carte de cette sorte de Jockey-Club privé, réservé aux artistes d’Etat du Théâtre public.
Je l’ai attendu deux heures sous le cagnard. Il n’a pas pu m’éviter cette fois.
Lui me dit : Holà ! Une artiste comme toi, tu tractes ?
Je dis : Oui. Comme des centaines de compagnies. Moi, je débarque, et je n’arrive pas à comprendre cette discrimination. Un artiste comme toi, tu l’acceptes ?
Il me dit, très doucement, avec cet amour intellectuel que seuls les Français cultivés possèdent et qui disparaît dès que tu as tourné le dos : Et alors ? Ranime ton esprit harassé et nourris-le de bonne espérance. Voyons ! C’est la richesse, les richesses du IN qui permettent au OFF de prospérer. Ce que tu crois être un mal est un bien.
Je reste bouche bée .
Il prend l’effet pour la cause. Il s’est obstiné à justifier l’abus des privilèges et à légitimer les privilégiés. Ainsi, se grisant de sublimes fantasmes, ils renoncent à toute moralité et se soulagent du mal qu’ils font en accablant ceux qu’ils dominent. Eh oui ! On dénonce les maux sociaux sur les plateaux : inégalités, exclusion, radicalisation… On donne des leçons de probité, de tolérance, de vertu même, et on s’empresse de les renier, une fois les projecteurs éteints.
Mon cher Paolo, tu dois te demander ce qu’il reste de la noble ambition de Benedetto? Hé bien ! sa ligne imaginot a été balayée. Aujourd’hui, sous peine de passer pour un envieux ou un aigri, nul ne pense contrer les dérives du IN : on l’imite. Aussi, tels des traders, tous pénètrent dans le Wall Street avignonnais, où le jeu théâtral est devenu un enjeu capitaliste.
Avignon est, pour celui qui veut voir, le microcosme socioculturel d’une société libérale :
Au centre de cet enclos, le premier cercle : le Palais, où se produisent les papes du théâtre, fréquenté par les pros et semi-pros : les initiés. Tu les vois émaner des spectacles IN, accablés. Ils forment leur goût artistique sur leur dégoût du monde et du OFF qui leur sert de repoussoir. Ils ont des visages sévères, le maintien austère – c’est à ça que tu les reconnais – illuminés d’une vérité intérieure diffusée par un regard vif qui se veut prodigieusement intelligent. Et, plutôt qu’être, paraître.
Ils passent devant toi comme des ombres, arborant le programme IN sous le bras, sur la couverture duquel trois clés imposantes sont représentées. Je suppose que ce sont celles du savoir, du valoir et du pouvoir. Difficile et même impossible de les aborder avec mon tract du OFF . Il est contagieux à leurs yeux …
Un second cercle, sorte de purgatoire, enveloppe le premier. C’est celui que je t’ai décrit. Mais, depuis peu, un troisième cercle, clone du premier, composé de gens ni trop jeunes, ni trop vieux, ni à droite ni à gauche, ni IN, ni OFF, ni riches, ni pauvres, mi artistes mi traders est venu s’immiscer entre les deux autres, devenant une sorte de IFF.
Mettant les deux autres dans l’embarras, il grignote une part du paradis, occupe le purgatoire et relègue ses anciens résidents dans les terrains vagues du théâtre. Cet IFF est dans le vent, et, tout de suite, repéré comme l’occupant de nouveaux lieux branchés, où l’on est sûr de rencontrer ses semblables. Du coup … le coût de la location de ces lieux est très élevé, donnant encore plus de prix aux spectacles programmés. Pratique ultralibérale sans limites, seule la rentabilité fait la loi.
Enfin il balise l’itinéraire de la grande presse pour qui l’important n’est pas de découvrir, mais de classer, hiérarchiser le monde théâtral en prescrivant le modèle réussi de ce qu’il faut voir et entendre. Et ça marche !
Mon cher Paolo, j’ai du mal à comprendre pourquoi les événements importants que cette société a traversés avec les Gilets jaunes qui ont contesté la légitimité des privilégiés en exigeant un contrôle sur leurs actions et leurs fortunes, pourquoi cet esprit démocratique était absent en Avignon, lieu de la parole ? Aucun pont, à l’instar de celui qui n’a pu enjamber le Rhône, n’a été jeté ! La culture semble évoluer dans un monde virtuel, protégé, épargné comme étant le seul bien commun, qui cependant n’appartient qu’à quelques-uns, et qu’aucun évènement ne peut amender. Pourquoi le OFF, qui, comme les Gilets jaunes, fait tâche dans le décor socioculturel, tolère docilement ces injustices et accepte cette domination ? Quand il y a une tâche sur un tissu, disait Rousseau, je crois, soit on la traite avec discernement, soit, et c’est souvent le cas, on coupe l’endroit qui dérange l’harmonie de l’ensemble. Reste un trou. Que d’autres, les pires, s’empressent de boucher. En tissant d’autres mensonges. Comme au Brésil.
Au fond, Paolo, ils ne veulent surtout pas que ça change ! La grande majorité des OFF/IFF veulent rejoindre les IN et enfin partager. Avec eux.
Et que dirait Augusto BOAL pour qui « le théâtre est une vocation pour tout être humain » !
La pyramide culturelle, cette nouvelle Bastille, est à jamais imprenable. Elle est défendue par ceux qui devraient l’abattre !
Finie la fête !
Em breve è o meu amigo ! *
*A bientôt mon ami !